Les Clauses Du Traité De Réconciliation Entre L'imam Al-Hassan Et Mu'âwiyeh


L'histoire ne nous a légué aucun document indiquant avec précision les termes et la teneur exacts du "Traité de Réconciliation", bien que cet événement marque une date on ne peut plus importante de l'histoire de l'Expérience islamique.

La raison en est sans doute que Mu'âwiyeh n'avait jamais accordé une valeur durable à ce document qu'il considérait au fond de lui-même comme un simple laisser-passer provisoire lui ouvrant la porte de la direction officielle de l'Etat islamique; c'est du moins ce que la suite des événements a montré.

Ce qui est cependant sûr, c'est que Mu'âwiyeh, d'après certains historiens, dont al-Tabari et Ibn al-Athir, a envoyé à al-Hassan une feuille blanche en bas de laquelle il avait apposé son estampille, ainsi qu'une lettre dans laquelle il a écrit: «Pose les conditions qui te conviennent dans cette feuille que j'ai signée, je les accepterai».(151)

Quant aux conditions que l'Imam al-Hassan a posées dans cette feuille, elles ne sont souvent mentionnées que négligemment, partiellement ou incomplètement par les historiens, sans doute parce que Mu'âwiyeh, avait annoncé dès qu'il s'est emparé du pouvoir, qu'il n'en respecterait aucune.

Toutefois, les spécialistes de la biographie de l'Imam al-Hassan, qui ont procédé à une étude comparée des différentes versions nuancées ou incomplètes des clauses du Traité, s'accordent pour nous les présenter sous la forme suivante:

Article premier: Al-Hassan remet le pouvoir à Mu'âwiyeh à condition que ce dernier applique le Coran et la Sunna du Prophète et suive la voie des Califes pieux.

Article Deux: Al-Hassan succédera à Mu'âwiyeh après sa mort. S'il lui arrivait malheur, c'est son frère al-Hussayn qui prendrait sa place. Il ne revient pas à Mu'âwiyeh de désigner qui que ce soit pour sa succession.

Article Trois: Mu'âwiyeh doit s'abstenir d'injurier Amir al-Mu'minine, 'Alî, surtout lors de la prière, et il ne doit dire de lui que du bien.

Article Quatre: Exclure les sommes se trouvant dans la trésorerie de Kûfa - soit cinq "mille mille" dirhams - des biens soumis à la passation du pouvoir (...)

Article Cinq: Les gens doivent pouvoir vivre en sécurité là où ils se trouvent sur la Terre de Dieu: que ce soit en Syrie, en Iraq, au Hijâz, au Yémen. Mu'âwiyeh ne doit pas tenir rigueur aux gens, de leurs erreurs passées, ni demander des comptes à quiconque pour ce qui a été fait dans le passé, ni garder rancune envers les Irakiens. Il doit assurer la sécurité des partisans de 'Alî où qu'ils se trouvent, et s'abstenir de porter atteinte à aucun de ses chiites.

La sécurité des chiites et des compagnons de 'Alî, ainsi que de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants doit être garantie. Mu'âwiyeh ne doit les poursuivre pour quoi que ce soit, ni faire du mal à aucun d'entre eux. Il doit garantir à chacun son dû et indemniser les compagnons de 'Alî des dommages qu'ils ont subis. Il ne doit garder rancune - dissimulée ou manifeste - ni à l'encontre d'al-Hassan, ni à l'encontre de son frère al-Hussayn ni envers aucun membre de la Famille du Prophète. Il ne doit menacer aucun d'entre eux où qu'il se trouve.(152)

Notes :

151. . Al-Tabari, tom. Vl, p. 93; Ibn al-Athir, tom. III, p. 162, cité par Cheikh Râdhi Âl Yassine, op. cit., p. 258.

152. . "Çulh al-Hassan" (La Réconciliation d'al-Hassan), Cheikh Râdhi Âl Yassine, pp. 259 - 261.

La Préparation Au Combat


Les douze années du Califat de 'Othman - pendant lesquelles les Omayyades, profitant de leur parenté avec le Calife, ont tenu solidement toutes les rênes du pouvoir et occupé tous les posses clés de l'Etat - ont permis à Mu'âwiyeh, devenu le maître absolu de la vaste et stratégique province de Syrie,(110) d'étendre son influence sur les territoires islamiques et d'y acheter la conscience de nombreux notables.

Les quatre ans du Califat de l'Imam 'Alî n'ont pas suffi à juguler cette influence tentaculaire et pernicieuse. Car, Mu'âwiyeh qui ne s'embarrassait guère des règles de la morale islamique et des exigences de la Chari'a n'a hésité ni à utiliser les moyens financiers et les pouvoirs mis à sa disposition du fait du posse qu'il occupait, à des fins personnelles, ni à recourir à tous les coups bas, le stratagème, la ruse, la duperie, la désinformation pour parvenir à ses fins, à savoir: se venger de la Famille du Prophète et s'emparer de la direction de l'Etat islamique que son père, Abou Sufiyân n'avait jamais cessé d'assimiler aux Bani Hâchim dont est issu le Messager, et de considérer comme la cause néfaste de l'effacement du leadership et de la notoriété omayyades de l'époque jahilite.

L'assassinat de l'Imam 'Alî lui offrait enfin une occasion trop belle pour ne pas la saisir de toute sa force avant que le nouveau Calife légitime ne tienne la situation bien en main.

L'occasion était d'autant plus propice que dans le territoire irakien qui abritait la capitale de l'Etat islamique régnait une situation de confusion, d'incertitude, d'ébranlement, due à l'effet conjugué des séquelles de la bataille de Çiffine et du combat que l'Imam 'Alî avait mené contre les Khârijites d'une part, de l'action subversive et des complots des agents et des partisans de Mu'âwiyeh d'autre part.

Une telle situation offrait donc un terrain très fertile pour contrecarrer les efforts d'al-Hassan en vue de mettre sur pied une armée capable de vaincre ses troupes.

Mu'âwiyeh prépara donc son armée à l'invasion de l'Irak et écrivit à ses fonctionnaires pour qu'ils se mettent sur le pied de guerre. Dans certaines de ces lettres, il affirmait que d'ores et déjà certains notables et chefs de tribus lui avaient écrit pour lui annoncer leur ralliement et lui demander de leur laisser la vie sauve aussi qu'à leurs tribus.(111)

L'Imam al-Hassan s'est affairé de son côté à encourager les Musulmans de Kûfa, capitale du Califat au jihâd contre les rebelles, sitôt qu'il a appris la nouvelle du mouvement de Mu'âwiyeh vers l'Irak. II chargea Hojr Ibn 'Adi de mobiliser les gens en vue du combat qui s'annonçait virtuel. Le muezzin appela un jour à une prière en assemblée.

L'Imam al-Hassan monta sur la chaire, et après avoir ouvert son sermon par la louange et le remerciement à Dieu, il dit:

«Dieu a prescrit le Jihâd à Sa créature et l'a appelé "contrainte"».

Puis il a dit aux croyant (combattant) de patienter, car Dieu est avec ceux qui savent patienter.

«Ô gens! Vous ne pourrez obtenir ce que vous aimez qu'en sachant patienter devant ce que vous n'aimez pas. J'ai appris que Mu'âwiyeh, ayant su que nous étions sur le point de marcher sur son camp, a pris les devants. Dirigez-vous donc vers votre campement à "Nukhylah"».(112)

Un silence pesant s'abattit sur le lieu du rassemblement, silence qui contrastait singulièrement avec la nécessité de mobilisation générale face aux menaces réelles qui planaient sur l'existence du Califat-Bien-Dirigé.

Un homme parmi l'assistance, 'Ady Ibn Hâtam, honteux de l'attitude passive de celle-ci, s'écria:

«Je suis le fils de Hâtam. Gloire à Dieu! Quelle attitude détestable! Pourquoi ne répondez-vous pas à l'appel de votre Imam, le fils de la fille de votre Prophète. Que sont devenus ces beaux parleurs qui se disaient être rompus aux combats lorsqu'ils se trouvaient en sécurité, mais qui fuient comme des lapins lorsque la situation devient sérieuse. Ne craignez-vous donc pas la colère de Dieu! Ni la honte! Ni l'humiliation!».

Puis se tournant vers l'Imam al-Hassan, il dit, tout décidé:

«Que Dieu nous conduise par toi vers les droits chemins et qu'IL t'évite les ennuis... Nous t'avons entendu, nous avons accepté ton ordre, nous t'avons écouté et nous avons obéi à ce que tu demandes et à ce que tu as décidé. Me voilà partant pour le campement. Celui qui aimerait faire de même qu'il me rejoigne...»

II sortit de la Mosquée, enfourcha sa monture et se dirigea vers al-Nukhaylah. Il fut ainsi le premier homme mobilisé.(113)

Son attitude courageuse, son esprit de devoir ne firent toutefois pas d'émules. La foule resta immobile et passive. Face à cette défection une élite d'hommes pieux, tels que Qaïs Ibn Sa'ad Ibn 'Abâdah al-Ançâri, Ma'qal Ibn Qaïs al-Riyâhî, Ziyâd Ibn Ça'ça' al-Temimi s'indignèrent et stigmatisèrent la passivité de l'assistance. Puis ils s'adressèrent à l'Imam al-Hassan dans les mêmes termes que 'Ady Ibn Hâtam et annoncèrent leur engagement.

L'Imam al-Hassan apprécia leur geste et dit à leur intention:

«... Que Dieu vous couvre de Sa Miséricorde. Je continue à croire à votre bonne intention, votre sincérité, votre obéissance, votre affection réelle. Que Dieu vous en récompense de la meilleure façon».(114)

L'Imam al-Hassan descendit de la chaire et se dirigea vers le campement de son armée à al-Nukhaylah après avoir demandé à al-Maghirah Ibn Hârith Ibn 'Abdul Muttâlib de le remplacer à la tête du gouvernement de Kûfa et de continuer à inciter les Kufites à s'engager dans l'armée califale.

Les fidèles suivirent l'Imam al-Hassan du moins sans grand enthousiasme, sinon presque à contra-cur. Sans les efforts de la poignée d'hommes pieux et généreux qu'étaient Qaïs, 'Ady... etc. précités, aucune mobilisation n'aurait été possible.

Donc grâce à la bonne volonté et à l'ardeur de quelques fidèles, l'Imam al-Hassan réussit à entraîner derrière lui une armée de plusieurs milliers de combattants, mais une armée hétéroclite, composée de plusieurs courants opposés et contradictoires et tiraillée par des motivations diverges.

On peut répartir les courants qui la composaient dans les catégories suivantes:

1 - Les Khârijites: ceux-là mêmes qui avaient fait sécession de l'armée de l'Imam 'Alî lors de la bataille de Çiffine et s'étaient battus contre lui par la suite dans la bataille de Nahrawân. Comme on le sait, les Khârijites avaient été à l'origine hostiles aussi bien à l'Imam 'Alî qu'à Mu'âwiyeh. Ayant trouvé dans le Califat de l'Imam al-Hassan une solution de compromis, ils se sont joints à son armée pour combattre Mu'âwiyeh. Ces combattants n'étaient donc pas disposés à suivre inconditionnellement l'Imam al-Hassan et n'hésiteraient pas à l'abandonner à tout moment si leurs vues ne recoupaient pas les siennes. Nous verrons plus tard comment ils finiront par se retourner contre lui.

2 - Les partisans des Omayyades; ils sont de deux catégories:

a) Ceux qui n'ont pas trouvé dans la politique égalitaire du Califat de Kûfa de quoi satisfaire leur convoitise et assouvir leur avidité. Aussi ont-ils mis leur espoir dans l'avènement d'un gouvernement omayyade connu pour son penchant à favoriser ceux dont il peut acheter la conscience. Ils guettaient donc la première occasion pour lâcher le Califat légal au profit des Omayyades.

b) Ceux qui éprouvaient, pour diverses raisons, personnelles ou héritées de périodes antérieures, une animosité latente envers le gouvernement de Kûfa. Nous verrons plus loin comment cette catégorie d'Irakiens entra en contact avec Mu'âwiyeh pour lui offrir son allégeance et attendre à en être payée de retour.

3 - La catégorie des gens réticents, laquelle n'avait pas une opinion spécifique indépendante, et dont le seul désir était de vivre en paix et de recevoir régulièrement ses allocations de quiconque détiendrait la trésorerie. Aussi a-t-elle adopté une attitude attentiste, cherchant à pencher vers la partie en faveur de laquelle pencherait l'équilibre des forces.

4 - Ceux qui étaient versés dans le tribalisme et le racisme.

5 - La populace qui n'avait pas une opinion précise et se laissait diriger au gré des vents.

L'Imam al-Hassan qui ne ménageait pas ses efforts pour maintenir un minimum de cohésion et de moral dans son armée était conscient de la composition hétéroclite de celle-ci, et savait combien sa situation était précaire.

En témoigne ce discours qu'il a prononcé devant ses troupes à Madâ'in et qui montre son manque de confiance dans la motivation de son armée:

«A Çiffine, vous avez placé votre religion devant votre vie d'ici-bas, alors que, aujourd'hui, vous mettez celle-ci devant celle-là. Vous êtes animés par la vengeance de deux catégories de tués: les uns pleurent un tué à Çiffine, les autres nous réclament vengeance pour un tué à Nahrawân. Ceux-ci ont un penchant à la défection et ceux-là sont des révoltés".(115)

II va de soi qu'une armée dont les motivations sont si variées et si contradictoires risquait l'éclatement au moindre accroc.

Mu'âwiyeh qui connaissait parfaitement les points faibles de l'armée de l'Imam al-Hassan n'eut aucun scrupule à décider d'en tirer profit par tous les moyens. Aussi élabora-t-il en même temps qu'il préparait son armée à l'invasion du territoire irakien, un plan de réconciliation qu'il faisait miroiter aux troupes de l'Imam al-Hassan et par lequel il comptait triompher dans tous les cas du Califat légal: mettre l'Imam al-Hassan devant un dilemme: ou bien accepter la réconciliation en cédant le Califat à Mu'âwiyeh, ou bien se faire passer pour seul responsable d'une bataille au terme de laquelle Mu'âwiyeh prendrait grand plaisir à anéantir le reste des membres bénis de la Famille du Prophète, ainsi que l'élite de leurs adeptes, c'est-à-dire ceux là mêmes qui veillaient et vouaient leur vie à la sauvegarde de l'intégrité du Message.

Notes :

110. . Selon Aboul A'là al-Mawdoudi, Mu'âwiyeh était sous le Califat du 2ème Calife, 'Omar, Gouverneur de Damas seulement. C'est le 3ème Calife, 'Othman qui étendit le gouvernement de Mu'âwiyeh aux provinces de Himç, de Palestine, de la Jordanie et du Liban. (Voir "Al-Khilâfah wal-Mulk", al-Mawdoudi, op. cit., p. 65.

111. . Al-Madâ'nî, cité dans "A'yân al-Chi'ah", tom. IV, p. 19 et Ibn Abî Hadid, "Charh al-Nahj", tom. 16, p. 38, cité par M. J. Fadhlallah, op.cit., p. 65.

112. . id. ibid.

113. . id. ibid.

114. . id. ibid., p. 67.

115. . Rapporté par Ibn Tâwûs dans "Al-Malâhim wal Fitan", cité par M. J. Fadhlallah, op.cit., p. 70.

Al-Hassan - 2ème Imam et 5ème Calife-Bien-Dirigé


Le 19 Ramadân de l'an 40 de l'Hégire, le Khârijite,(73) 'Abdul Rahmân Ibn Muljim frappa l'Imam 'Alî d'un coup d'épée empoisonnée alors qu'il dirigeait la prière du matin à la mosquée de Kûfa. L'Imam 'Alî ne survivera pas à cette blessure mortelle. Il mourra en martyr la nuit du 21 du même mois.

Prédésigné à l'Imamat par le texte (le Prophète ayant dit: al-Hassan et al-Hussayn sont deux Imams, qu'ils soient debout ou assis)(74) et désigné par l'Imam 'Alî, sur ordre du Prophète, pour cette même dignité ou autorité, al-Hassan devint après la mort de son père, le deuxième Imam des Musulmans, c'est-à-dire leur plus haute autorité juridico-religieuse, le représentant et le successeur légal du Prophète, et le gardien du Message.

En effet, de son lit d'agonie, l'Imam 'Alî avant de mourir à la suite du coup d'épée qu'il avait reçu, dit à son fils aîné:

«Ô mon fils! Le Messager de Dieu m'avait ordonné de te désigner pour ma succession et de te remettre mes livres et mon arme, exactement comme il m'avait remis ses livres et son arme. Il m'a également ordonné de t'ordonner de faire de même avec al-Hussayn avant ta mort».

Puis s'adressant à al-Hussayn, il lui dit:

«Et le Messager de Dieu t'a ordonné de faire de même avec ton fils que voici».

Ensuite, prenant la main de 'Alî fils d'al-Hussayn, il lui dit:

«Et le Messager de Dieu t'a ordonné de faire de même avec ton fils Muhammad Ibn 'Alî. Transmets-lui donc la salutation du Messager de Dieu, ainsi que les miennes».(75)

En même temps, étant désigné également pour le Califat officiel aussi bien par la recommandation du 4ème Calife-Bien-Dirigé (l'Imam 'Alî) que par la prestation du serment d'allégeance des Musulmans, comme nous allons le voir, il devint le 5ème Calife-Bien-Dirigé, mais pas pour longtemps.(76)

Avant de revenir au déroulement de cette accession au Califat et d'expliquer par la suite les raisons qui amenèrent al-Hassan à renoncer officiellement à ce poste, il convient de dire quelques mots sur la différence entre l'Imamat et le Califat.

L'Imamat et le Califat

On sait qu'après le décès du Prophète deux thèses se sont opposées l'une à l'autre à propos de sa succession.

La première était celle du "respect scrupuleux du texte". Elle insistait sur la nécessité absolue de respecter scrupuleusement le texte, tout le texte, y compris la partie qui confiait la succession du Messager à l'Imam 'Alî. Elle corroborait son assertion par de nombreux hadith (notamment Hadith al-Dâr, Hadith al-Ghadîr, Hadith al-Manzilah, etc...)(77) reconnus valables par tous les Musulmans et dans lesquels le Prophète désigne explicitement et implicitement l'Imam 'Alî comme successeur.

La seconde thèse ou plutôt courant, était celui de "chourâ". Ses tenants pensaient que la succession du Prophète devait être assurée par une sorte de "chourâ" (consultation) et estimaient que les hadiths précités n'equivalaient pas à une désignation formelle de l'Imam 'Alî.

Ainsi pendant que ce dernier était occupé à assurer le déroulement des différentes cérémonies d'inhumation de la dépouille mortelle du Messager, quelques-uns des tenants de ce courant de "chourâ" se réunirent hâtivement en son absence pour désigner un Calife, un successeur. Ce fut Abou Bakr qui devint ainsi le premier Calife-Bien-Dirigé.

L'Imam 'Alî se sachant investi d'une mission divine que le Prophète lui avait signifiée, consistant avant tout à veiller, avec onze de ses Descendants après lui, issus de la lignée de Fâtimah al-Zahrâ', fille du Prophète, à la sauvegarde du fondement du Message et à la continuation de l'expérience islamique naissante, ne voulait en aucun cas que l'opposition entre les deux thèses se développe et que la division des Musulmans l'emporte sur leur unité. Aussi s'est-il abstenu de tenter d'imposer par la force son bon droit(78) légitime et de s'opposer activement à cette désignation. Les circonstances qui prévalaient et la nature de sa Mission exigeaient sans doute qu'il fût plutôt juge que partie au sein de la Ummah.

Mais si les circonstances l'avaient amené à renoncer provisoirement au pouvoir officiel - lequel est en principe intimement lié à l'autorité juridique et spirituelle en Islam - il ne pouvait en aucun cas se dérober légalement à sa responsabilité définie dans le texte qui le désignait comme premier Imam de la Ummah, c'est-à-dire la référence suprême des Musulmans, surtout en ce qui concerne l'exégèse du Coran, l'explication de la Sunna et la solution des questions jurisprudentielles.

En tout état de cause, personne ne lui contestait ce pouvoir, puisque, même les trois premiers Califes-Biens-Dirigés faisaient appel à lui chaque fois qu'un problème ardu ayant trait aux domaines précités se posait à eux.(79)

Ainsi, si les partisans de la thèse du "respect scrupuleux du texte" ont accepté bon gré mal gré que le pouvoir officiel, le Califat, fût le résultat d'une forme de "chourâ", au lieu d'être confié à ses ayants droit légitimes et légaux, c'est-à-dire à l'Imam 'Alî et après lui, à ceux de ses Descendants, désignés chacun par son prédécesseur, comme le stipule le texte, ils restaient néanmoins fidèles à l'esprit du texte en considérant ceux-ci comme les seuls Imams légaux.

Après l'assassinat du 3e Calife, 'Othman Ibn 'Affan, les Musulmans désignèrent unanimement l'Imam 'Alî comme Calife. C'était donc la première fois que l'Imam légal et le Calife officiel étaient une seule et même personne. L'Imam 'Alî fut ainsi le premier Imam et le 4e Calife-Bien-Dirigé.

Il en fut de même après sa mort pour l'Imam al-Hassan, lequel devint 2e Imam et 5e Calife-Bien-Dirigé.

Désignation et accession au Califat

Le lendemain de la nuit où l'Imam 'Alî rendit l'âme (soit le 21 Ramadhân de l'an 40 de l'hégire) l'Imam Al-Hassan prononça à l'intention des Musulmans endeuillés un discours dans lequel il laissa entendre qu'il était prêt à assumer sa responsabilité et à prendre la direction de la Ummah:

«Cette nuit, un homme vient de mourir. C'était un homme que personne parmi les générations qui l'ont précédé n'a pu dépasser dans aucune action et que personne parmi les générations à venir ne pourra égaler dans aucune action. Il militait aux côtés du Messager de Dieu et le protégeait en exposant sa propre vie au danger. Le Messager de Dieu l'orientait par son étendard, Jibrâ'îl (l'Arachange Gabriel) se mettait alors à sa droite, et Mikâ'îl à sa gauche. Il ne revenait que lorsque Dieu accordait par lui la victoire (aux Musulmans). Il est mort la nuit où Jésus, Fils de Marie fit l'ascension et où Youchi', Fils de Nouh, l'héritier présomptif de Moïse rendit l'âme, en ne laissant comme héritage en tout et pour tout que sept cents dirhams, le reste de sa paie, avec lequel il voulait obtenir un serviteur pour sa Famille.

»Je suis le fils de l'Annonciateur de Bonne Nouvelle. Je suis le fils de l'Avertisseur. Je suis le fils de celui qui appelle à Dieu avec sa permission. Je suis le fils du "Brillant Luminaire". Je suis l'un des Gens de la Maison que Dieu a dépouillés de toute souillure et purifiés totalement(80). Je suis l'un des Gens d'une Maison dont l'amour est imposé par Dieu dans son Livre où il est dit (à ce propos): "Dis! Je ne vous demande aucun salaire pour cela si ce n'est votre affection envers vos proches. A celui qui accomplit une belle action, nous répondrons par quelque chose de plus beau encore".(81) Or, cette belle action, c'est l'affection envers nous, Ahl-ul-Bayt».

Lorsque l'Imam al-Hassan termina son discours, 'Abdullah Ibn al-'Abbes vint auprès de lui et s'écria: «Ô masses de Musulmans. Voici le fils de la fille de votre Prophète et l'héritier présomptif de votre Imam. Prêtez-lui donc serment d'allégeance».

L'assistance approuva et dit: «Nous éprouvons beaucoup d'affection pour lui et il a beaucoup de droit sur nous».

Sur ce, tout le monde accourut et lui prêta serment d'allégeance en tant que nouveau Calife. Selon la règle en usage à l'époque, il devint donc officiellement et légalement le Cinquième Calife-Bien-Dirigé.

Dès son accession au Califat, il nomma les fonctionnaires et désigna les nouveaux gouverneurs des provinces. Et fait significatif, il procéda tout de suite à l'augmentation de la paie des soldats, mesure annonciatrice d'une mobilisation générale virtuelle. En fait, déterminé à s'acquitter parfaitement de sa tâche, il pensait que son devoir le plus pressant était de sauvegarder l'unité de la Ummah, donc de mettre fin à la rébellion de Mu'âwiyeh qui multipliait les coups de main contre l'autorité des représentants du Califat et à qui l'Imam 'Alî s'était apprêté à livrer la bataille finale avant qu'il ne tombât en martyr.

Pour sa part, Mu'âwiyeh, ayant appris la mort de l'Imam 'Alî et la désignation d'al-Hassan au Califat, décida d'agir rapidement et convoqua à cet effet ses conseillers et les dirigeants de ses partisans pour une réunion urgente dans son palais. Les congressistes décidèrent d'envoyer des espions et des fauteurs de troubles dans le territoire contrôlé par le Calife officiel afin d'y répandre des rumeurs discréditant la Famille du Prophète et vantant les mérites des Omayyades, espérant pouvoir ainsi mettre fin au Califat- Bien-Dirigé et instaurer à sa place un royaume dynastique Omayyade. Aussi constitua-t-il un réseau d'espionnage et dépêcha-t-il deux de ses agents, l'un de la tribu de Himyar, l'autre des Bani Qîr respectivement à Kûfa et à Basrah pour qu'ils s'infiltrent dans la population afin de s'informer de la situation et provoquer des troubles dans ces deux grands centres de l'Islam de l'époque.

Al-Hassan ayant découvert ce plan de subversion, mit les deux agents hors d'état de nuire et écrivit à Mu'âwiyeh pour l'avertir:

«Tu as glissé tes agents pour créer des troubles et commettre des attentats. Tu as, en outre, posté des guetteurs comme si tu voulais l'affrontement. Tu l'auras bientôt, si Dieu le veut».

Mu'âwiyeh répondit à cette lettre et d'autres correspondances s'en suivirent entre le Calife en titre et le rebelle ambitieux. Al-Hassan comprit qu'il ne pouvait faire entendre raison à Mu'âwiyeh qui ne voulait rien que le pouvoir. Dès lors, il était inévitable que le représentant officiel et l'Imam légal de la Ummah mobilise les Musulmans pour essayer d'enrayer l'action répréhensible de Mu'âwiyeh.

Mais avant de traiter du sujet de la mobilisation au combat, quelques questions se posent et s'imposent: qui était Mu'âwiyeh et comment a-t-il osé s'opposer à une notoriété islamique, une personnalité incontestable aussi prestigieuse que le petit-fils du Prophète, et lui disputer la direction de la Ummah?

Mu'âwiyeh, fils d'Abou Sufiyân, ou la haine noire des Omayyades envers la Famille du Prophète.

Mu'âwiyeh s'était permis de s'opposer à la direction de l'Imam 'Alî puis à celle de l'Imam al-Hassan sous un prétexte fallacieux qui a pu tromper au début certains Musulmans et ébranler la sérénité de beaucoup d'autres, à savoir la recherche et la punition des assassins de 'Othman.

Mais bien entendu ce prétexte sans aucun fondement réel ne résistera pas longtemps à l'examen - bien que trop tard - puisque la suite des événements ne tardera pas à montrer que venger 'Othman était le cadet des soucis de Mu'âwiyeh, animé avant tout par un double sentiment: la haine et l'ambition, une haine noire et irréductible envers la Famille du Prophète et une ambition héréditaire pour le pouvoir.

Haine et ambition qui se traduiront respectivement et bientôt par l'instauration d'un royaume Omayyade héréditaire et par un traitement barbare et sanguinaire réservé aux membres d'Ahl-ul-Bayt et à leur adeptes, et qui démentiront catégoriquement le prétexte initial de Mu'âwiyeh pour motiver son action illégale contre les représentants et dirigeants légitimes de la Ummah.

Haine et ambition, enfin, d'autant plus profondes et tenaces qu'on peut les qualifier d'héréditaires, d'ancestrales et de séculaires.

Ecoutons à ce propos ce que dit l'écrivain égyptien 'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd qui n'a pourtant rien d'un détracteur inconditionnel des Omayyades:

«Hâchim(82) et Omayah(83) rivalisaient déjà, avant la naissance de Mu'âwiyeh, pour le leadership; c'est ce qui poussa Omayyah, contraint et haineux, à quitter le Hijâz pour la Syrie alors que Hachim resta seul leader des Banu 'Abd al-Manâf(84) à la Mecque. Ce fut ainsi la première division entre Omayyades et Hâchimites: ceux-ci établissent leur fief au Hijâz, et ceux-là en Syrie.

»Plus tard la notoriété de Abou Sufiyân fils de Harb, fils d'Omayyah grandira au Hijâz où il jouira d'un leadership sublime à côté de celui des Hâchimites.

»Lorsque l'appel de Muhammad fut lancé, Abu Sufyân Ibn Harb Ibn Omayyah (le père de Mu'âwiyeh) eut des craintes pour son leadership et se mit à l'avant-garde de ceux qui combattaient le nouvel Appel. Il est rare de trouver une bataille contre les Musulmans dans laquelle Abou Sufiyân n'eût pas sa part active dans la mobilisation des tribus et la collecte d'argent. Le hasard voulut qu'il restât pendant un temps le seul dirigeant de la tribu de Quraich dans la guerre qu'elle menait contre le Prophète. En effet, après la mort d'al-Walid Ibn Mughirah, le chef des Makhzoum, et la conversion des chefs de Taym et d'autres petits clans Quraychites à l'Islam, Asbou Sufiyân resta seul à la tête de la direction de la Jahiliyya(85) et des Omayyedes à affronter le Prophète et ses Compagnons parmi les Muhâjirine (les emigrants Mecquois) et Ançâr (les partisans Médinois). L'enracinement de l'animosité chez les Omayyodes envers le Prophète atteignit un tel degré qu'Abou Lahab fut le seul parmi les oncles paternels du Prophète à comploter et à inciter les gens contre lui; et pour cause: il était marié à une Omayyade, Om Jamil Bint Harb (la propre sur d'Abou Sufyân) que le Coran désigna sous le surnom de "Hammâlat al-Hatab" (la porteuse de bûches) métaphore de l'effort qu'elle avait déployé en vue du mal et de l'attisement du feu de la haine.

»Abou Sufiân et son fils Mu'âwiyeh ne se sont convertis à l'Islam que lors de la Conquête de la Mecque. La conversion de cette famille fut la conversion la plus difficile qu'on ait connue après la Conquête. Ainsi, sa femme Hind Bint 'Otbah criait aux visages des gens, après la conversion de son mari à l'Islam: "Tuez cet homme bas, perfide, et vaurien. Quel détestable avant-garde d'un peuple!... Allez! Battez-vous! Défendez-vous et défendez votre pays!

»Abou Sufiyân considéra pendant longtemps la victoire de l'Islam comme une victoire sur lui. Un jour alors qu'il jetait sur le Prophète, dans la mosquée, un regard de perplexité et d'étonnement en se disant mentalement "comme j'aimerais savoir par quoi il m'a vaincu!", le Prophète qui devina la signification de ce regard s'approcha de lui... et dit: "c'est par Dieu que je t'ai vaincu, Ô, Abou Sufiyân!.

»Dans la bataille de Hunayn(86), Abou Sufiyân assistait à la première défaite des Musulmans et s'enthousiasmait: "Je ne crois pas qu'ils s'arrêtent avant de gagner la mer dans leur faite!", et on dit que dans les guerres contre les Romains chaque fois que ces derniers s'avançaient, il criait sa joie: "Bravo les fils du jaune"(87), et chaque fois qu'ils reculaient, il exprimait tout haut sa déception: "Malheur aux fils du jaune.

»Le Prophète avait fait tout son possible pour le rallier à la cause de l'Islam avant et après la conquête islamique. Il épousa sa fille Om Habibah avant la conquête, et après la conquête, il décréta l'immunité de sa maison: "Celui qui y entre est en sécurité...". Il le mit à la tête des "coeurs à rallier" à qui on augmentait la paie dans l'espoir d'éloigner de leurs curs la rancune due à la victoire de l'Islam.

»Mais malgré cela, les Musulmans l'évitaient. Ils refusaient de le regarder et de le fréquenter. Il finit par se lasser de cet isolement et voulut y mettre fin. Aussi pria-t-il le Prophète d'engager son fils Mu'âwiyeh comme scribe auprès de lui(88) et de lui donner l'ordre de combattre les polythéistes tout comme il combattait jadis les Musulmans.

»Puis le Prophète a rendu l'âme et un différend surgit entre les Muhajirine et les Ançâr et certains autres Compagnons à propos de sa succession. Abou Sufiyân s'est réjoui de ce trouble et a cru pouvoir opérer une brèche entre ses fissures, brèche qui le conduirait à prendre la direction des Quraich, et de là la direction de la Ummah tout entière. Aussi s'est-il rendu chez (l'Imam) 'Alî et al-'Abbas (prétendants à la succession), dans l'intention de les inciter (à agir) et de leur proposer son aide en hommes et en chevaux: "Ô 'Alî! Et toi 'Abbas! Comment se fait-il que la succession soit revenue à la plus petite et la plus basse tribu de Quraïch! Par Dieu, si tu le désires, je l'inonde (Abou Bakr) d'hommes et de chevaux... (89)

»Sans doute, était-il loin de s'irriter de voir la succession échapper aux Bani Hâchim. Mieux il ne se serait guère réjoui de voir la succession revenir à eux, auquel cas il n'eût aucun espoir de la leur arracher. Tout ce qu'il voulait c'était raviver un différend par lequel il espérait ouvrir une porte le conduisant à la direction de Quraïch et de toute la Ummah.

»Sa malveillance n'échappa pas à l'Imam 'Alî qui lui rétorqua: "... Ô Abou Aufiyân...! Les Croyants sont les conseillers les uns des autres, alors que les hypocrites se trompent et se trahissent les uns les autres, même s'ils sont proches - de maisons et de corps - les uns des autres".

»Lorsque, enfin, 'Othman accéda au Califat, les Omayyades obtinrent une grande victoire, car il était l'un de leurs chefs et un proche cousin de leurs familles. L'Etat islamique devint un Etat Omayyade aux avantages et au gouvernement duquel personne d'autre que les Omayyades eux-mêmes ou leurs partisans ne pouvait accéder. Ainsi, Marwân Ibn al-Hakam, le Super Viser du Calife distribuait généreusement les biens à ses proches et en privait les masses. Mu'âwiyeh Ibn Abu Sufiyân, le gouverneur de la Syrie s'entourait de proches et de partisans... Lorsque 'Othman mourut, les posses de l'Etat et ses biens étaient, pour ainsi dire, tous entre les mains des Omayyades et des parvenus à leur solde...». (90)

La haine d'Abou Sufiyân pour la Famille et l'ascendance du Prophète et même pour l'Islam qu'il assimilait à cette Famille était d'autant plus inextinguible que toutes les faveurs que le Prophète lui avaient accordées n'ont pas réussi à l'amadouer. Même après le décès du Messager. On aurait dit que c'était une haine noire indissociable de son existence. Lorsque le 3e Calife, 'Othman accéda au Califat, Abou Sufiyân crut pouvoir enfin prendre sa revanche contre la Famille qu'il n'avait jamais cessé de jalouser et contre les croyances auxquelles il l'identifiait:

«Le voilà (le Califat) enfin à vous, dit-il au nouveau Calife en guise de félicitations! Tiens-le donc comme un ballon et fais en sorte que les Omayyades en soient les épieux. Ce qui compte, c'est de régner. Je ne sais guère ce qu'est le Paradis et ce qu'est l'enfer...".(91)

Le tribalisme sectaire du père de Mu'âwiyeh l'empêchait de voir dans l'Islam un Message divin au-dessous de toute considération tribale et d'après lequel le meilleur des hommes est celui qui craint le plus Dieu et agit en conséquence. Pour lui le Message n'était autre que le règne, le pouvoir du clan du Prophète, à l'encontre duquel sa Famille éprouvait une jalousie chronique. En témoigne ce qu'il dit un jour en entrant chez 'Othman à l'époque de son Califat:

«Mon Dieu fasse que le Califat soit jahilite, le règne usurpateur, et les épieux de la terre, les Omayyades».(92)

Mu'âwiyeh sera-t-il moins ingrat que son père?! La faveur dont le Prophète le gratifia en l'amnistiant et en faisant de lui un de ses scribes - ce qui permit au 2ème Calife de le nommer par la suite Gouverneur de Damas - aura-t-il raison de l'esprit sectaire, tribal et haineux dans lequel son père considérait et regardait la Famille du Messager?!

Rien de moins sûr. Autant le sentiment de haine et de jalousie envers la Famille du Prophète était ancien chez les Omayyades, autant ce sentiment semblait profond chez Mu'âwiyeh. La démonstration en est ce récit incontestable de Matraf Ibn al-Mughirah Ibn Cho'bah, que l'histoire nous laisse comme un document irréfutable:

«Un jour, mon père revenant de chez Mu'âwiyeh (...) refusa de manger et me parut affligé. J'attendis une heure ainsi, pensant qu'il m'en voulait peut-être pour quelque chose qui se serait passé entre nous ou dans notre travail. Je finis par lui demander:

- Je te vois si affligé! Que se passe-t-il?

- Ô mon fils! Je viens de chez l'homme le plus perfide de du monde, dit-il.

- Comment cela? lui ai-je demandé.

- Voilà, lorsque j'ai dit à Mu'âwiyeh:

»Ô Commandeur des Croyants! Maintenant que tu as réalisé ce que tu désirais, essaie de te montrer équitable et bon. A présent, tu as vieilli. Tu pourrais faire preuve de bienveillance envers tes frères Bani Hâchim. Par Dieu, il n'y a rien que tu puisses craindre d'eux!», il me répondit:

- Jamais! Jamais! Le frère de Taym(93) a gouverné et il a été juste. Pourtant, par Dieu, dès qu'il est mort, sa mémoire a été enterrée avec lui. Puis, c'est le frère de 'Adi(94) qui a gouverné pendant dix ans. Pourtant, par Dieu, dès qu'il est mort, sa mémoire a été enterrée avec lui. Enfin c'était notre frère 'Othman qui a gouverné. C'était un homme d'un lignage au niveau duquel aucun homme ne pouvait s'élever. Il a fait ce qu'il a fait, et on lui a fait ce qu'on lui a fait. Pourtant, par Dieu, dès qu'il est mort, sa mémoire a été enterrée avec lui, ainsi que ce qu'on lui avait fait. En revanche, le frère de Hâchim(95) est proclamé cinq fois par jour avec cette formule: "J'atteste que Muhammad est le Messager de Dieu". A part cela (la mémoire du Messager), toute autre action sera totalement enterrée!».(96)

Quel Musulman pourrait regretter avec un tel sentiment de frustration que l'on prononce pendant les cinq Prières quotidiennes (le pilier de l'Islam), le second volet de la profession de foi de l'Islam: "et j'atteste que Muhammad est le Messager de Dieu"? Quel tribalisme! Quelle conception de l'Islam et de la Prophétie!

Pis, si le père de Mu'âwiyeh, Abu Sufyiân, réduit à un homme sans pouvoir ni gloire depuis la victoire de l'Islam sur les Jahilites, ne pouvait que manifester sa haine envers la famille du Prophète, sans parvenir à lui porter réellement atteinte, Mu'âwiyeh, lui, par contre, fort de tous les pouvoirs qu'il avait su accumuler surtout sous le mandat du 3e Calife, a traduit ce sentiment haineux, en actes détestables qui font la honte de l'Islam, des Compagnons et de tout Musulman pieux!

Ecoutons ce que dit à cet égard al-'Allamah 'Aboul A'lâ al-MAWOUDI, qui n'épargne pourtant pas d'effort pour ménager Mu'âwiyeh:

«Une autre hérésie hideuse est apparue sous Mu'âwiyeh. Celui-ci et - avec lui et sur ses ordres - ses gouverneurs injuriaient notre maître 'Alî du haut de leurs chaires. Ce qui est plus grave encore, ils le maudissaient - lui qui était le plus aimé du Prophète parmi ses proches parents, et le plus proche de son noble cur - du haut de la Chaire de la Mosquée même du Prophète, devant la maison du Prophète et en présence des fils et des plus proches parents de notre maître 'Alî, lesquels entendaient ces injures».

Et d'ajouter, indigné:

«Injurier quelqu'un après sa mort est déjà une chose contraire à l'éthique humaine, et ce, sans compter qu'elle est aussi contraire à la Chari'a. Pis, mêler le Prône de la Prière du vendredi à de telles bassesses était du point de vue religieux et moral une action grossière et trop détestable».(97)

Poussant cette haine irréductible jusqu'à son paroxysme, Mu'âwiyeh n'a pas hésité à assassiner, décapiter et mutiler les cadavres de ces Musulmans pieux, de ces Compagnons augustes qui avaient pour seul tort de s'opposer à cette pratique abjecte et contraire à l'esprit et aux préceptes de l'Islam que constituait le fait de proférer des injures à l'égard de la Famille du Prophète lors de la prière du vendredi.

Là encore citons Aboul A'lâ al-Mawdoudi en gage d'impartialité:

«Cette pratique nouvelle - l'assassinat des Compagnons qui refusaient d'injurier l'Imam 'Alî a été inaugurée par Mu'âwiyeh avec l'assassinat, en l'an 41 H. de Hojr Ibn 'Adi, un Compagnon auguste, un adorateur ascète, l'un des plus grands, pieux de la Ummah. En effet lorsque la pratique d'injures et d'invectives proférées du haut de minbar (chaire) contre l'Imam 'Alî fut instituée, les Musulmans des quatre coins du monde s'en étaient affligés tout en se taisant douloureusement. Toutefois, notre maître Hojr, n'a pu le supporter. Aussi s'est-il mis à louer l'Imam 'Alî et à critiquer sévèrement Mu'âwiyeh (...).

»Un jour, Ziyâd, le Gouverneur omayyade de Kûfa et de Basrah ayant retardé la prononciation du prône du vendredi (parce qu'il était occupé à injurier l'Imam 'Alî), Hojr protesta contre ce retard. Il fut tout de suite arrêté avec douze de ses compagnons. On les transféra tous au siège de Mu'âwiyeh. Celui-ci ordonna qu'on les tue.

Les bourreaux dirent à Hojr:

- Mu'âwiyeh nous a donné l'ordre de vous proposer de renier 'Alî et de le maudire. Si vous acceptez, vous serez libres; sinon nous vous tuerons.

Hojr et ses Compagnons refusèrent et dirent:

- Nous ne ferons pas ce qui courrouce Dieu.

»Sur ce, Hojr fut exécuté avec sept de ses compagnons. Mu'âwiyeh renvoya un autre des compagnons de Hojr à Ziyâd avec une lettre dans laquelle il lui demandait de le tuer de la façon da plus horrible. Ziyâd s'exécuta et l'enterra vivant!»(98)

Commentant cette atrocité de Mu'âwiyeh, Aboul A'lâ al-Mawdoudi écrit:

«Cet événement a fait trembler d'indignation tous les hommes pieux et bouleversa toute la Communauté Musulmane».(99)

S'il est difficile de trouver les mots justes pour qualifier la haine de Mu'âwiyeh envers les membres de la Famille du Prophète, les crimes barbares qu'il a commis contre eux sont encore plus inqualifiables. Poursuivant son énumération des sauvageries commises par les gouverneurs de Mu'âwiyeh avec son consentement ou à son instigation, Aboul A'lâ al-Mawdoudi ajoute:

«Plus injuste encore, était ce que Bosr Ibn Arta'ah a commis lorsque Mu'âwiyeh l'a envoyé au Hijâz et au Yémen pour les arracher au contrôle de notre maître 'Alî (le Calife en titre). Il a arrêté deux petits enfants de 'Obeidullah Ibn 'Abbas, le gouverneur de Yémen, représentant d'Ali, et les a tués.

»Leur mère a perdu la tête, traumatisée par le choc. Une femme de Bani Kanânah, voyant cette injustice, s'est écriée (à l'adresse de Yosr):

- Tu as tué les hommes, d'accord. Mais pourquoi ces deux enfants! Par Dieu, pas plus à l'époque jahilite que sous l'Islam, on n'aurait jamais commis un tel acte. Ô fils d'Abi Arta'ah! Un pouvoir qui ne s'établit que par l'assassinat impitoyable d'enfants et de vieillards, et par l'ingratitude envers le prochain est un pouvoir de mal.

»Mu'âwiyeh ne s'arrêta pas là. Il envoya par la suite ce même Bosr, à la tête d'une expédition contre Hamdân - sous le contrôle du gouvernement de 'Alî. Là, il ajouta à ces autres crimes celui de mettre en captivité les femmes Musulmanes arrêtées à la suite d'une bataille, ce qui est strictement interdit par le Chari'a (...).

»C'était là une proclamation publique de la liberté totale - accordée aux gouverneurs et aux commandants - de la pratique de l'injustice envers les peuples sans s'embarrasser d'aucune loi de la Chari'a».(100)

Non content de sévir de la sorte contre les femmes et les enfants innocents de la Famille du Prophète et de ses partisans, Mu'âwiyeh encouragea la mutilation de leurs cadavres, comme pour exorciser la haine qui le rongeait contre cette Famille bénie. Citant Ahmad Ibn Hanbal et Ibn Sa'ad, Aboul A'lâ al-Mawdoudi constate:

«De même, à cette époque (de Mu'âwiyeh) s'est répandue la décapitation de cadavres et l'envoi des têtes coupées d'un lieu à un autre. En outre on a assisté au retour d'une pratique courante à l'époque jahilite, que l'Islam avait interdite catégoriquement: les méthodes les plus horribles de profaner et de mutiler les cadavres. La première tête coupée - sous l'Islam - fut celle de notre maître Ammâr Ibn Yâcir. En effet, Ibn Hanbal a rapporté dans son "Mosnad" d'après une chaîne de transmission saine (Çahih) - ainsi que Sa'ad dans "Al-Tabaqât"- un récit relatant comment la tête de notre maître 'Ammâr fut coupée pendant la guerre de Çiffîne et amenée à Mu'âwiyeh à Damas où elle fut l'objet d'une exposition itinérante, avant d'être jetée dans le giron de sa femme...»(101)

«On fit subir le même sort sauvage et horrible à Muhammad Ibn Abi Bakr gouverneur d'Egypte, nommé par notre maître 'Alî. Lorsque Mu'âwiyeh s'empara de l'Egypte, il le tua, mit son cadavre dans la peau d'un âne mort et le brûla».(102)

Après avoir énuméré les exemples de mutilation et de profanation de cadavres, pratique devenue monnaie courante chez les Omayyades depuis que Mu'âwiyeh l'avait inaugurée, Aboul A'lâ al-Mawdoudi conclut par cette interrogation indignée:

«Même si on oublie que ces gens dont on a mutilé et profané les cadavres après leur mort étaient de grandes figures augustes Musulmanes, on doit se poser la question suivante: Est-ce que l'Islam a autorisé cette pratique même contre les mécréants...»(103)

Si ces crimes abominables dont l'Islam refuse la perpétration même contre ses pires ennemis, s'expliquent par la haine héréditaire que les Omayyades vouaient à la Famille du Prophète de l'Islam et à ses fidèles, cette même haine semble susciter chez ses tenants un sentiment d'irrespect envers les prescriptions du Message qu'Abou Sufiyân considérait - comme nous l'avons vu - comme une affaire personnelle des Bani Hâchim.

Soulignant comment les "rois-califes" omayyades n'ont pas hésité à "passer outre les prescriptions et les restrictions de la Chari'a pour préserver leurs intérêts personnels, servir leur politique personnelle et surtout pour conserver leur pouvoir", et comment ils ne se souciaient guère de distinguer "le licite" de "l'illicite", Aboul A'lâ al-Mawdoudi écrit:

1- «Selon Ibn Kathîr, Mu'âwiyeh a changé la Tradition du Prophète et des Califes-Bien-Dirigés en ce qui concerne la "diyyah"(104). Ainsi alors que la "diyyah de Mu'âhid(105) était égale à celle du Musulman, Mu'âwiyeh l'a réduite à la moitié, conservant l'autre moitié pour lui-même».(106)

2- «De plus, Mu'âwiyeh a enfreint de façon flagrante le Livre de Dieu et la Sunna du Prophète quant à l'argent des butins. Alors que le Livre de Dieu et la Sunna du Prophète stipulent que le cinquième du montant des butins doit aller à la Trésorerie et que le quatre cinquième restant doit être réparti entre les soldats qui ont participé au combat, Mu'âwiyeh a donné l'ordre d'exclure l'argent et l'or des biens du butin, pour se les attribuer, et de distribuer seulement les autres composants dudit butin selon la règle légale».(107)

3- «De même, Mu'âwiyeh a commis - pour des raisons politiques personnelles - une infraction à l'une des évidences de la noble Chari'a, lorsqu'il a rattaché Ziyâd Ibn Somayyeh à son lignage. En effet ce dernier était le fils d'une esclave de Tâ'if nommée Sommayyeh. II est né d'un accouple-ment adultérin qui eut lieu avant l'avènement de l'Islam, entre cette femme et Abou Sufiyân, le père de Mu'âwiyeh (...) Voulant soumettre à lui ce garçon devenu un homme doué, et désirant en faire son protecteur et son soutien, Mu'âwiyeh fit venir deux témoins pour attester que Ziyâd était le fils naturel de son père, donc son propre frère et un membre à part entière de sa famille. Or, outre le fait que cette action était en soi détestable sur le plan moral, elle était illégale sur le plan juridique, car la Chari'a ne reconnaît pas la filiation adultérine et le jugement émis par le Prophète à ce sujet ne laisse aucune équivoque: "Le fils est issu du lit conjugal, alors que la liaison adultérine exclut tout droit à la filiation"».(108)

Ainsi, le fils d'Abou Sufiyân qui dissimulait à peine ce mépris pour les nobles principes de la Chari'a qu'avait apportée le Prophète Hâchimite, n'était pas quelqu'un que le prestige de l'Imam al-Hassan et sa haute position dans la Ummah arrêtaient. Tout au contraire, le fait d'avoir pour adversaire, le petit-fils du Prophète, semblait lui fournir l'occasion idéale d'étancher sa soif de pouvoir et d'assouvir la haine Ommayade envers celui qu'il considérait au plus profond de lui-même comme l'héritier de tous ceux qui avaient réduit les siens au rang de Tulaqâ'(109)

Notes :

73. . Les Khârijites = sécessionnistes = une partie de l'armée de l'Imam 'Alî, qui s'est révoltée contre l'autorité de celui-ci, lors de la Bataille de Çiffine, parce qu'elle refusait "l'arbitrage" (entre les deux armées belligérantes) que l'autre partie de cette armée avait accepté. Les Khârijites devinrent, à la suite de cet incident, hostiles aussi bien au Califat légal de l'Imam 'Alî qu'à son contestataire, Mu'âwlyeh.

74. . M. J. Fadhlallah, op. cit., p. 20.

75. . Voir autre: - Al-Tabarsi, "A'lâm al-Warâ, 3e éd. pp. 206 et suivantes:

- "Al-Bihâr", tom. 42, p. 250

- Al-Qarachi, "Hayât al-Hassan Ibn 'Alî", tom., p. 515.

76. . Le Califat de l'Imam al-Hassan a duré sept mois et 24 jours. (Voir: "Çulh al Hassan", Cheikh Râdhî Âl Yassîn, éd., Manchourât Nâçir Khosraw, Beyrouth, p. 31.

77. . Voir le texte de ces hadith et leurs références dans "Le Chiisme, Prolongement naturel...", M. Baqir al-Çadr, op. cit.

78. . Mais sans jamais y renoncer.

79. . Pour plus de détails sur le fait que les dits Trois Califes recouraient à l'Imam 'Alî chaque fois qu'un problème jurisprudenciel épineux se posait à eux. Voir: M. Baqer al-Çadr, "Le Chiisme, Prolongement...", op. cite., p. 83, et 'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd, dans "Al-'Abqariyyât al-Islâmiyyet", tom. II.

80. . Allusion au Verset coranique suivant: «... Ô vous, les Gens de la Maison! Dieu veut éloigner de vous la souillure et vous purifier totalement», (Sourate al-Ahzâb: 33: 33)

81. . Sourate al-Chourâ, 42: 23. Al-Hassan évoque ici le Verset coranique qui impose aux Musulmans l'amour de la Famille du Prophète. En effet, selon Abi Hayyân al-Andalocî dans "Al-Bahr al-Muhît" et Ismâil Haqqi dans "Rûh al-Bayân", lorsque ce Verset fut révélé au Prophète on lui demanda: «Ô Messager de Dieu! Qui sont tes proches que nous avons l'obligation d'aimer?». «'Alî, Fâtima, al-Hassan et al-Hussayn» répondit le Prophète. Voir: "Al-Tafsîr al-Mubîn", M. J. Maghniyah, 2e éd., 1403 h. (1983), p. 642.

82. . Hâchim et Omayyah sont les ancêtres respectifs des Bani Hâchim (le clan du Prophète, de l'Imam 'Alî et de leurs descendants communs) et des Bani Omayyeh (les Omayyades), le clan d'Abou Sufiyân et de ses descendants dont fait partie, bien entendu, son fils Mu'âwiyeh.

83. . Voir: Note précédente

84. . Les ancêtres communs des deux clans précités ( les Bani Hâchim et les Bani Omayyah).

85. Les gens du pré-islam, les idolâtres

86. . Hunayn est une vallée entre la Mecque et Tâëf. C'est là que Mâlik Ibn 'Awf al-Nâçri rassembla les tribus de Hawâzen pour combattre les Musulmans après la Conquête de la Mecque. La bataille eut lieu en l'an 8 de l'hégire (630 ap. J. -Christ). Elle fut dirigée par le Prophète. Les Musulmans en sortirent victorieux. (Voir: "Al-Munjid"; partie historique).

87. . Nom donné aux Romains par les Arabes.

88. . C'est-à-dire auprès du Prophète, dans l'espoir de gagner la sympathie des Musulmans et d'exorciser leur méfiance ou leur mépris à son égard.

89. . C'est-à-dire: «Je te fournirais suffisamment d'hommes et des chevaux pour assaillir et déborder les forces d'Abou Bakr».

90. "Abqariyyât islâmiyyeh", tom II, 'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd, op. cit., pp. 170.

91. . M. J. Fadhlallah, op. cit., p. 126

92. . id. ibid., p. l27.

93. . C'est-à-dire le premier Calife: Abou Bakr.

94. . C'est-à-dire le second Calife: 'Omar Ibn al-Khattâb.

95. . C'est-à-dire le Prophète Muhammad.

96. . M. J. Fadblallah. op. cit., p. 128 (citant "Murûj al-Dhahab" et "Ibn Abi Hadid").

97. . "Al-Khilâfah wal-Mulk" (Le Califat et le Royaume), A. A'lâ al-Mawdoudi, Dâr al-Qalam, Kuwait, 1e éd., 1398 h. (1978), p. 113.

98. . id. ibid., p. 105.

99. . id. ibid.

100. . id. ibid., p. 115.

101. . id. ibid., pp. 115-116.

102. . id. ibid.

103. . id. ibid., p. 117.

104. . tribut

105. . Celui qui est lié par un accord de paix avec les Musulmans.

106. . Al-Mawdoudi, op. cit., p. 112

107. . id. ibid., p. 113

108. . id. ibid., pp. 113 - 114.

109. . Les polythéistes mecquois qui combattirent les Musulmans jusqu'à la conquête de la Mecque et que le Prophète amnistia.

Sous Le Califat De L'imam 'Alî


Lorsque l'Imam 'Alî accéda au Califat, al-Hassan était déjà en pleine maturité et comptait parmi les grandes figures de proue de la Ummah. Dépassant la trentaine, il avait pu au fil des ans renforcer sa position de premier descendant chéri du Prophète, de l'Imam 'Alî et de Fâtimah, par l'acquisition d'un savoir immense et d'une expérience solide auprès de son père, dans tous les domaines de la vie islamique. Ce savoir et cette expérience, il aura l'occasion de les mettre en pratique et de les enrichir encore plus durant les quatre années que durera le Califat de son père dont il devint le bras droit et le second.

En effet si l'Imam 'Alî ne cessa de prodiguer à son fils conseils et recommandations pendant les dernières années de sa vie, il lui laissa parallèlement toute latitude de mettre en évidence ses capacités et ses compétences. Ainsi, malgré son souci de préserver la vie d'al-Hassan pour assurer la succession de l'Imamat, il le gardait à ses côtés pendant toutes les batailles, d'al-Jamal à al-Nahrawân en passant par al-Khawârij qu'il livrait aux dissidents et aux sécessionnistes.

Lorsqu'il avait besoin d'envoyer un messager ou un représentant auprès des Musulmans, pour une mission importante, il faisait appel à l'Imam al-Hassan. Le meilleur exemple en est son envoi en Irak à la tête d'une haute délégation - comprenant des personnalités de premier ordre, tels que 'Ammâr Ibn Yâssir, Qays Ibn Sa'ad, 'Abdullâh Ibn 'Abbâs - lorsque quelques dissidents (entre-autres, Talhah et al-Zubair) refusèrent de se soumettre au Califat de l'Imam 'Alî et préparèrent une révolte contre son autorité.(62)

Cette mission était d'autant plus délicate qu'il s'agissait de défaire un tissu de mensonges abjects, perfidement tramé et visant à faire croire (à des Musulmans qui se trouvaient loin du théâtre des événements) que l'Imam 'Alî aurait eu une responsabilité quelconque dans l'assassinat de 'Othman.

Et la situation était d'autant plus dangereuse que l'expérience islamique risquait d'être minée de l'intérieur, surtout après que les séquelles de la jahiliyyah (l'époque pré-islamique) furent parvenues à avancer certains de leurs pions sur l'échiquier politique.

Al-Hassan avait pour mission non seulement de convaincre les Irakiens de ne pas rallier la dissidence, mais aussi de les mobiliser en vue de défendre le Calife légitime et légal.

L'Imam 'Alî savait qu'une telle mission requérait la présence d'une personnalité convaincante et au-dessus de tout soupçon, et d'une autorité compétente et digne de confiance. En désignant al-Hassan pour accomplir cette tâche, l'Imam 'Alî savait que son fils possédait mieux que quiconque les qualités requises à cet égard.

Dès son arrivée en Irak, al-Hassan s'est appliqué d'abord à désarmer par des arguments irréfutables les fauteurs de troubles et les semeurs de doute, et à contrecarrer leur action.

Ainsi, s'adressant à Abu Mussâ, il lui dit: «Pourquoi t'ingénies-tu tant à monter les gens contre nous?». On n'a rien à craindre d'un homme irréprochable comme Amîr al-Mu'minîn(63) "l'Imam 'Alî". Puis il lut du haut de sa chaire la lettre que l'Imam 'Alî adressait aux Musulmans:

«Je me trouve en position ou bien d'injuste ou bien de victime d'injustice, ou bien d'oppresseur ou bien d'opprimé. J'adjure donc tout homme auquel parvient cette lettre de ne pas rester indifférent à mon égard. S'il juge que je suis victime d'injustice, qu'il vienne à mon aide, et s'il me trouve injuste, qu'il me demande des comptes».

Après la lecture de ce message, al-Hassan prononça le discours suivant:

«Ô gens! Nous sommes venus vous appeler au livre de Dieu et à la Sunna de Son Prophète, à vous réunir autour du plus compétent des jurisconsultes musulmans, du plus juste de ceux que vous considérez comme justes, du plus préféré de ceux que vous préférez, du plus fidèle de ceux à qui vous prêtez serment d'allégeance, de celui à qui le Coran n'a rien reproché et que la Sunna n'a pas ignoré, de celui dont l'antécédent glorieux ne l'a pas détourné des combats, de celui que Dieu et Son Messager ont doublement approché: par le lien de la religion et par le lien de parenté (avec le Prophète), de celui qui devançait les gens vers tout bienfait, de celui par qui Dieu a donné suffisance à Son Messager alors même que les gens brillaient par leur défection: il s'approchait de lui lorsqu'ils s'en éloignaient, il priait avec lui, alors qu'ils le fuyaient, il livrait des combats en duel à ses côtés alors qu'ils l'abandonnaient, il croyait en lui lorsqu'ils le traitaient de menteur; de celui dont aucun témoignage n'était jamais contesté et dont aucun des bons antécédents n'était jamais récompensé! Le voici qui vous demande de l'appuyer, vous appelle au bon droit, vous ordonne de vous diriger vers lui pour vous solidariser avec lui et le soutenir contre des gens qui ont violé la prestation de serment d'allégeance qui lui avait été faite, qui ont tué les gens pieux parmi ses compagnons, qui ont profané les cadavres de ses représentants qui ont pillé sa trésorerie! Que Dieu vous couvre de Sa Miséricorde. Suivez donc son exemple, ordonnez le bien, interdisez le mal...»

Bien qu'il fût souffrant ces jours-là (il était obligé d'appuyer son dos contre une colonne lorsqu'il prononçait ses discours) sa maladie n'avait guère entamé sa combativité à ces moments on ne peut plus cruciaux de la vie du message. Il poursuivit sa campagne d'explication et de mobilisation et multiplia ses interventions publiques pendant plusieurs jours, sans se laisser décourager par les efforts de désinformation et de démobilisation menés perfidement et sans répit par les ennemis de la famille du Prophète.

Tout en étant à même d'empêcher manu-militari les perturbateurs de continuer à le contrarier dans sa mission, sa nature douce l'amena à compter sur la force de sa personnalité, son courage, son éloquence, sa détermination et ses capacités de persuasion, pour annihiler les effets de l'action malveillante d'Abu Mussâ et de ses semblables. Tout au long de sa campagne, il se montra digne de la confiance qu'avait mise en lui l'Imam 'Alî.

Sa détermination et son sens du devoir ont eu raison de tous les obstacles - notamment son état de santé et l'oeuvre d'obstruction des agents de la rébellion - qui se sont dressés devant lui. Ayant terminé sa campagne d'explication, il s'adressa une dernière fois aux fidèles pour leur rappeler leur devoir d'aller rejoindre avec lui l'armée du Calife: «Je pars. Vous pouvez voyager soit avec moi par monture, soit par bateaux».

La réponse à son exhortation ne se fit pas attendre. Neuf à douze mille hommes répondirent à l'appel. Ils se dirigèrent vers l'armée du commandeur des croyants, l'Imam 'Alî, à Thî-Qâr (sud-ouest de l'Irak) par voie terrestre et par le fleuve du Tigre.

Al-Hassan s'affirmait jour après jour beaucoup plus comme l'aide vigilant et le conseiller attentif, puissant et écouté de l'Imam 'Alî, que comme un simple fils obéissant passif et exécuteur aveugle des ordres et des directives de son père.(64)

Parcourant les théâtres des événements, il jugeait chaque situation sur le terrain et prenait la décision adéquate en représentant plénipotentiaire de son père.

Ainsi, quelques jours avant la bataille de Çiffine, ayant pressenti une velléité de traîtrise chez Abu Mussâ envers l'Imam 'Alî, al-Hassan n'hésita pas à le destituer sans ménagement en lui disant: «Retire-toi de nous et quitte notre tribune», avant d'écrire à son père pour l'informer des motifs de son initiative.

L'Imam 'Alî ne tarda pas à confirmer et à officialiser la mesure prise par son fils. Il envoya Qardhah Ibn Ka'ab al-Ançâri pour remplacer le gouverneur démis de Kûfa.

De même lorsque les forces de Mu'âwiyeh se dirigèrent vers Çiffine pour combattre le Calife légal, l'Imam 'Alî, et que ce dernier réunit ses combattants pour leur exposer la situation, l'Imam al-Hassan joua un rôle actif dans la mobilisation des Musulmans contre l'agression déviationniste, grâce à ses dons d'orateur et à ses arguments désarmants.(65)

Enfin, c'était encore l'Imam al-Hassan qui s'ingénia à calmer les esprits lorsque, au cours de la bataille de Çiffine, le camp de l'Imam 'Alî devint le théâtre de querelles intestines à la suite d'un stratagème fourbe que Mu'âwiyeh avait imaginé lorsqu'il constata la défaite virtuelle de son armée.

En effet, pour échapper à la défaite cuisante qui attendait ses troupes, Mu'âwiyeh, connaissant les motivations missionnaires et les sentiments religieux qui animaient l'armée de l'Imam 'Alî, propose perfidement qu'on arrête le combat et qu'on en réfère au jugement du Coran pour aplanir le différend qui opposait les deux belligérants.

Une partie de l'armée de l'Imam 'Alî tomba dans le filet que lui tendit Mu'âwiyeh en acceptant sa proposition de désigner deux arbitres, choisis chacun dans un camp, 'Abdullah Ibn Qays (dit Abou Mussâ al-Ach'arî) pour celui de l'Imam 'Alî, 'Amr Ibn al-'Aç, pour celui de Mu'âwiyeh, et ce malgré les réserves et l'avis défavorable de l'Imam 'Alî concernant et l'arbitrage (qui cachait les arrières-pensées malveillantes de Mu'âwiyeh) et la personnalité des deux arbitres (dont le mauvais fond et les antécédents les disqualifiaient pour émettre un arbitrage conforme à l'esprit du Coran et de la Sunna).

Une fois le jugement émis, tout le monde comprit qu'il s'agissait là d'une mascarade, d'une imposture trop évidente pour être assimilée à un arbitrage.

On connaît la suite; conformément aux prévisions de Mu'âwiyeh, l'arbitrage provoqua une levée de boucliers au sein de l'armée de l'Imam 'Alî, qui se scinda en deux parties, s'injuriant l'une l'autre, se jetant l'anathème l'une sur l'autre, se perdant dans des polémiques interminables sur la responsabilité de l'un ou de l'autre des deux arbitres dans le jugement dérisoire qu'ils avaient prononcé.

Là, l'Imam 'Alî décida d'apaiser les passions en demandant à l'Imam al-Hassan de leur faire comprendre que le jugement qui avait provoqué leur querelle était irrecevable et illégal: «Explique leur, mon fils, ce que sont ces deux hommes: 'Abdullah Ibn Qays (al-Ach'ari) et 'Amr al-'Aç».

L'Imam al-Hassan se leva et dit à l'adresse des soldats:

«Ô gens! Vous vous êtes trop disputés à propos de ces deux hommes! Or, alors qu'ils avaient été choisis initialement pour juger, à la lumière du Livre (duquel côté se trouvait) le bon droit, ils se sont évertués à juger le Livre selon leur fantaisie. Celui qui agit ainsi, n'est pas un juge mais un condamné. En fait 'Abdullah Ibn Qays a commis une triple faute lorsqu'il désigna 'Abdullah Ibn (fils de) 'Omar (pour le Califat à la place de l'Imam 'Alî).(66)

»Premièrement, parce que le jugement qu'il a émis est en contradiction avec l'avis du père de ce dernier (c'est-à-dire l'avis du deuxième Calife 'Omar Ibn al-Kkhattab), lequel, le (le Califat) lui (à son fils Abdullah) refusa, ne l'ayant pas mis au nombre des gens de chourâ.(67)

»Deuxièmement, parce qu'il n'a pas demandé à l'intéressé ('Abdullah Ibn 'Omar) son avis (sur sa désignation).(68)

»Troisièment, parce qu'il ('Abdullah Ibn 'Omar) n'a pas réuni les suffrages des Muhâjirines (les Emigrants)(69) et des Ançârs (les Partisans)(70) du consensus unanime desquels découle la désignation d'un Calife....»,(71)

et l'Imam al-Hassan d'ajouter, pour citer l'exemple d'un arbitrage conforme à la Loi islamique:

«Un vrai arbitrage, c'est celui de Sa'ad Ibn Ma'âth, que le Prophète avait désigné comme arbitre, et qui a rendu un jugement satisfaisant pour Dieu. Autrement, le Messager de Dieu l'aurait sûrement récusé».(72)

Notes :

62. . Cette révolte fut écrasée lors de la bataille d'al-Jamal qui eut lieu en l'an 36 h.

63. . Le Commandeur des Croyants.

64. . Cela ne l'empêchait pas de rester totalement obéissant à l'Imam 'Alî en tant que Calife légal et en tant que son père.

65. . "... al-Hassan Ibn 'Alî...", Dâr al-Tawhîd, op. cit., p. 39.

66. . Tel était le jugement qu'il a émis, c'est-à-dire destituer l'Imam 'Alî, et couronner 'Abdullah Ibn 'Omar calife des Musulmans à sa place.

67. . Avant sa mort, le deuxième Calife 'Omar Ibn al-Khattab avait nommé six personnes qui devraient se mettre d'accord pour choisir l'un d'entre eux comme Calife après la mort de 'Omar. Si ce dernier a pris soin de mettre l'Imam 'Alî au nombre de ces six personnes, il en a par contre exclu son fils 'Abdullah, sans doute parce qu'il ne l'estimait pas qualifié pour ce poste. Donc "l'arbitre" 'Abdullah Ibn Qays a fait le contraire, contrevenant ainsi aux traditions en vigueur à l'époque.

68. . C'est dire que 'Abdullah Ibn Qays n'a pas demandé à celui qu'il désignait pour le Califat en remplacement du Calife légal (l'Imam 'Alî) s'il acceptait ou non cette désignation; car pour être valable, la destitution du Calife légal présuppose qu'il y ait un remplaçant qui accepte et la destitution et le remplacement du Calife légal.

69. . Les Muhâjirines et les Ançârs sont les deux catégories composant le corps des Compagnons du Prophète.

70. . id. ibid. (Voir, s.v.p., note précédente).

71. . Selon les traditions en vigueur à l'époque, la désignation d'un Calife revenait tout d'abord aux Muhajirines et Ançars: et c'est seulement par la suite que la Ummah approuvait et prêtait serment d'allégeance. Dès lors, il était illégal qu'A. Ibn Qays, ait désigné lui même un Calife en l'absence et à l'insu des ayants droit.

72. . "...l'Imam al-Hassan...", Dâr al-Tawhîd, op. cit., pp. 40 - 41.